Telegraph-road

Blues pour un chat noir.




C'est définitivement l'écume des jours.

Il m'arrive, parfois, de m'allonger sur le lit, comme une enfant s'allongerait par terre, de glisser les bras derrière la tête, de regarder le plafond blanc, comme une enfant regarderait le ciel étoilé, et de me demander jusqu'où vont les choses comme ça. Ce qui n'a pas de nom, ou plutôt, ce qui ne doit pas avoir de nom parce que ça fait peur, parce que c'est immense, c'est une planète entière, insondable, improbable ; absolument improbable. Et ça me fait sourire parce que ça ne veut rien dire, cette histoire de planète insondable, improbable. Depuis quand les planètes seraient-elles improbables ? Et puis, elles ne seront bientôt plus insondables ; l'évolution du monde, un truc comme ça, des trucs d'adulte.
Je suis une Coloriée, alors je me blottis sous la couette et je respire la chaleur étouffée par la cabane de réglisse en draps de confettis. Si j'ai peur, ça m'arrive tout le temps. Peut-être parce que j'aie des raisons, c'est difficile à dire, c'est difficile à avouer ; s'avouer.
Sous la couette, le frontispice des livres est versatile : Boris Vian, Emile Zola, Victor Hugo, Jacques Prévert, Marcel Proust etc. J'ai une bibliothèque renversante au fond du lit, camouflée par de la tendresse d'une littéraire passionnée, qui aime sa solitude et ses draps tout chauds tout doux. Ma Bible est sous l'oreiller, mes petits doigts l'effleurent dans le sommeil, endormie contre les ailes de la prière. Je m'endors en souriant, parce que je ne connais pas encore mon futur mari, mais je prie pour lui tous les soirs, inlassablement. Est-ce que tes lèvres m'attendront un jour, à mon réveil d'enfant de six ans pas couchée avant deux heures du matin ? Est-ce qu'un jour tu embrasseras le bout de mon nez pendant que je ris aux éclats ? Et est-ce qu'un jour, je pourrai te prendre en photos toute la nuit, comme une rigolote-griotte de ton visage ? Je ne te connais pas encore et j'ai hâte que tu poses ton regard d'amour sur moi, littéraire peintre amateur saxophoniste Jazz photographe guitariste aux heures perdues créative des petits doigts coloriée de six ans épistolairement vôtre amoureuse de Dieu et de la poésie et de la ferme et des décorations de mas et du Sud de la France et du Droit et des enfants ; une gamine jamais à court d'idées, pleine de vie, pleine de douceur et pleine d'amour-tendresse. Et je pense que je vais t'attendre, au fond de mon lit, pas endormie avant de t'épouser, à lire par-dessus les étoiles et à écouter mes vinyles de Jazz sous une débandade de ballons à l'hélium d'enfant ; dépêche-toi, mon cher futur mari, il me reste des confettis au fond des poches.

« Est-ce que l'on peut tomber amoureux en cinq minutes ? »

Lire ma Bible ou un bon livre, enfoncée dans mon lit, emmitouflée sous trente coussins, couverturée-plaidée jusqu'au bout du nez, quand la pluie cingle ma fenêtre ; gigantesque âme d'enfant. Me voilà résumée entièrement.

Elle parlait vite, elle voulait lui en dire le plus possible, elle voulait étouffer les silences et les secondes qui coulent et s'écrasent. Il la regardait. Ses commissures étaient toujours légèrement relevées, et le haut de son front était une lignée pure jusqu'au léger nez d'enfant qu'elle avait. Il regardait de nouveau ses lèvres. Il souriait. Il n'entendait plus, un silence brusque, répréhensible. Il voulait l'embrasser.

Elle marchait avec humeur, son sujet de discussion rendait ses gestes vifs. Il avait envie de rire, de la serrer dans ses bras, d'embrasser sa nuque, de la demander en mariage, de lui faire deux enfants, trois peut-être, et de rire encore aux éclats, toujours, parce qu'il l'entendrait à jamais parler vite et marcher avec humeur, cette moue insondable au coin des joues, ses joues rouges comme deux pommes tendres. Il imaginait la constellation que formaient ses grains de beauté sur sa peau de lait, et il en voulait partout et si peu à la fois, de peur que même eux, tacitement, les séparent de l'amour éternel. Ne faire plus qu'un, en marchant vite s'il le faut, mais ne faire plus qu'un. Il regardait ses mains. Sous la pression de l'index, le majeur se soulevait obliquement. Là aussi, il avait envie de rire. Il avait envie de rire pour rien, elle était là, à ses côtés, il avait envie de rire, pour ça, pour ses mains, pour ses lèvres, pour sa marche rapide et pour le silence qui se refermait autour de lui, comme tissé par des sentiments despotiques. Ses organes s'engorgeaient de sang pour crier qu'il était fou amoureux. Et il regardait ses yeux. Il trouverait une maison dans le Sud de la France, avec son chevalet au milieu du jardin décoré à l'anglaise, parce qu'elle aime les jardins à l'anglaise. Ses yeux de moire resplendissaient l'éther de son âme. De temps en temps, il se demandait comment Dieu pouvait faire des personnes si belles. Et il rigolait - quand même - discrètement. Il eut l'impression qu'elle ne parlait plus, mais il ne pouvait quitter ses yeux qui se posaient sur Paris, tendrement, embrassant la ville d'une douceur indicible. Elle se mit à fredonner un vieil air de Francis Cabrel.

L'embrasser.

Le silence pénétrant des rues romantiques le saisit et un frisson lui parcourut violemment l'échine. Elle ne fredonnait plus. Leurs pas froissaient les pavés plombés. Il avait peur du goût de ses lèvres, peur de ne jamais plus pouvoir s'en passer. En s'approchant de la Place des Vosges, un groupe de Jazz amateur jouait dans le square Louis XIII. Elle attrapa impétueusement sa main et l'entraina dans la proximité la plus impressionnante de la musique. Elle se mit à danser comme une enfant, et lorsqu'elle se mit à rire aux éclats, envahie de joie, il se mit à sourire stupidement. Il avait aimé une femme avant elle, et il avait longtemps pensé perdre la femme de sa vie ; mais la femme de sa vie était devant lui, et dans ce square, à ce moment précis, elle avait trois ans. L'envie soudaine de l'embrasser revint lui chatouiller les lèvres. Et si elle aime la ferme, il lui achètera un chien, un chat, des chèvres, des moutons, un cheval, un âne, une oie et même un lama. Il se demandait où les gens allaient, lorsqu'ils étaient pressés, tard le soir, dans le métro. Il se demandait à quels endroits pouvaient bien vivre les sans-abris, l'hiver à Paris. Il se demandait si les pigeons clignaient des yeux. Il se demandait si elle l'aimait. Et lorsqu'il leva les yeux pour les poser pour la dixième fois sur ses lèvres, elle s'était approchée de lui, si bien qu'il sentait son souffle chaud effleurer la moiteur de ses lèvres entrouvertes. Déstabilisé, il baissa les yeux. Elle souria, et de ses petits doigts, elle souleva son menton. Il la regarda, avec beaucoup d'hésitation. En s'approchant légèrement, elle déposa un doux baiser sur ses lèvres, court et innocent ; le baiser Jazzé du square Louis XIII un mercredi matin de juillet. Et elle se retourna rejoindre les trottoirs de la Bastille, marchant plus doucement, comme vaporeuse d'une magie délicate, les plis de sa robe bouffante claquant contre ses jambes nues. Lorsqu'il se décida à la suivre, il se décida également à passer le reste de sa vie avec la douceur de ses lèvres, la pudeur de ses baisers d'enfant, et ses robes qui volent et qui claquent comme des ailes d'oiseaux.

En se retrouvant derrière elle, il ouvrit les lèvres et les referma aussitôt, effrayé. Elle se mit alors à fredonner de nouveau une chanson. Un scooter pétarada sur le boulevard principal.
Et lorsque le silence revint, il avala péniblement et s'arrêta. Délicatement, il plia un genou au sol, le second perpendiculairement. Elle fredonnait toujours, effleurait parfois du bout des doigts les murs des façades.

"Je t'aime", cria-t-il.

Elle ne s'arrêta pas. Certains passants interrogeaient la scène du regard, d'autres s'arrêtaient pour avoir la fin. Alors il avala de nouveau et continua.

"Je veux t'aimer tous les jours de ma vie".

Elle se retourna soudainement, et surprise, lui demanda ce qu'il faisait, agenouillé de cette façon-là, en plein milieu de la rue. En levant la tête, elle aperçut une foule sur le trottoir de droite, un sourire niais tricoté sur chaque visage. Alors elle l'interrogea de nouveau, de ce regard mordoré d'une petite fée.

"Quand tu es en colère, tu penches toujours un peu la tête, du côté droit. Et aussi, tu as toujours les commissures relevées, même quand tu cherches à avoir le visage le plus furax du monde. Parfois, quand tu bois du thé, tu as le petit doigt qui se lève, comme une véritable anglaise. Et quand tu ris aux éclats, tu facilites soudainement la vie de quiconque l'entend. Tu es magnifique quand tu peins, mais je suis en train de me rendre compte que tu es encore plus magnifique lorsque tu fais la tête que tu me présentes à cet instant même. Je voudrais passer le reste de ma vie à prendre ton visage en photo, quand tu vis à trois cent à l'heure et quand tu dors ; quand tu fermes les yeux et quand tu les ouvres."

Un immense sourire accompagna la jeunesse de son visage ; elle n'écoutait plus. Elle sauta dans ses bras et ses chaussures sans noeuds se fracassèrent au sol.
http://telegraph-road.cowblog.fr/images/ibelievebymichellis13.jpg(photographe)

Ecrire des textes sentimentaux et romantiques ne signifie pas (et ne nécessite pas) être soi-même amoureux.
Je suis passionnée de photographies, autant à regarder qu'à prendre.
Et j'aimerais bien être un peu photographe à mes heures perdues.

<< Bob | 1 | 2 | 3 | Dylan >>

Créer un podcast